Le récit de Christopher après son chavirage à bord du Multi50 DREKAN lors de la Transat jacques Vabre 2017
Voici ci-dessous le récit de ce que j’ai vécu lors du chavirage du Multi50 DREKAN Groupe, en novembre 2017.
Le récit est long mais il m’a été difficile de condenser autant d’émotions.
La nuit avait été agitée sur l’océan comme sur la bannette.
Allongé sur ma couchette de la cabine du navire militaire qui nous ramène aux Açores, je cherche désespérément le sommeil. Vous me direz, difficile de trouver un sommeil paisible lorsque tu viens de griller une carte de chance au jeu de la vie.
Revenons au Havre quelques jours plus tôt.
Je suis au départ de ma quatrième transat Jacques Vabre aux côtés d’Éric Defert sur un multicoque de 50 pieds. Le projet, bien que monté sur le tard, est fort sympathique. S’il est vrai que nous ne partons pas favori avec un bateau sans foil et notre manque d’entraînement, cela va être pour nous deux une expérience incroyable que de traverser l’Atlantique sur cette « engin ».
J’ai passé la semaine partagé entre les derniers préparatifs du bateau, les obligations médiatiques et ma famille.
Les dernières minutes à quai sont douloureuses. Je tente maladroitement de rassurer mes proches. Dernières embrassades, les amarres sont lâchées, je pars la gorge serrée et les yeux humides, comme on part au front… si ce n’est que c’est mon choix.
Le début de course est conforme à nos attentes et aux prévisions. Violent, rugueux, froid et humide. Beaucoup de vent, de la mer, du courant fort. Le parfait mélange pour que mon estomac ne me laisse pas avaler la moindre chose pendant les 48 premières heures de course. Nous naviguons prudemment. Éric assure bien dans la baston. Le bateau est en parfait état à la sortie du front le mardi matin. C’est là que nous décidons de vraiment attaquer la course. Nous avons pris un peu de retard sur nos concurrents, mais rien de rédhibitoire. Le mercredi, nous filons au portant et recollons peu à peu au peloton, en bataille pour la troisième place.
La nuit tombe et la fin de mon quart approche. La mer est désordonnée, courte ; le bateau difficile à mener. Je suis fatigué mais serein. Le bateau va bien. Éric se réveille. Le vent forcit. Nous échangeons quelques mots et décidons de réduire la toile pour la nuit. Il est en train d’enfiler sa veste pour sortir. Je suis proche de l’entrée de la coque centrale. C’est alors qu’une risée puissante, certainement combinée à une vague plus profonde, plus raide, que les autres fait brutalement sancir le bateau. Je suis projeté sous la casquette et ne parvient plus à bouger. En moins de deux secondes, le bateau est à la verticale, puis retombe à l’envers brutalement. J’essaie de me jeter dans la descente de la coque mais le pouf à billes sur lequel nous dormons me tombe dessus et m’en empêche.
De l’eau, de l’eau partout.
Et du noir, rien que du noir.
Je me dis que je vais pouvoir respirer entre la mer et les filets. Non, ce n’est pas le cas. Je ne vois rien. Je sais que pour sortir de là, il me faut nager sous le filet jusqu’à trouver une sortie au bout d’une coque ou d’un bras de liaison. Je le fais d’instinct, sans trop y penser. Je suis confiant. Sans panique. Mais soudain un bout se prend autour de mon cou. J’essaie de le dégager en poussant plus fort. Sans succès. J’essaie de respirer. Je bois la tasse. Je fais machine arrière. Je lâche le filet. Me voilà libre de nouveau. Je parviens à rattraper le bateau. C’est la poutre arrière. C’est bon, c’est gagné ! Je me hisse sur le filet sans même m’en rendre compte, alors que je porte mes bottes, mon gros ciré et quatre couches de polaire. J’entends Éric crier dans la nuit. Il m’appelle. Je tape sur la trappe de survie. Il m’ouvre et je m’engouffre dans la coque centrale.
Je suis dedans. Je suis choqué.
Nous jurons tous les deux : "Putain j'ai failli me noyer, bordel !" Je suis choqué. "Putain de merde, on a retourné le bateau" dit Éric. Choqué aussi.
Nous déclenchons la balise de détresse. Nous attrapons le container de survie pour appeler la direction de course et les informer de notre situation. Le Bateau est à moitié rempli d’eau, de gazole, de nourriture explosée partout. Les vagues font des geysers autour de la descente. Nous essayons de la fermer pour étanchéifier un peu notre habitacle. Après quelques échanges avec la direction de course, et de nombreux entre nous, nous décidons de passer la nuit dans la coque retournée. De toute façon, impossible de tenter une opération de secours de nuit dans ces conditions de mer et de vent. Il est à peine 23h00, la nuit va être très longue…
Je me change et parviens à trouver des vêtements secs avant d’enfiler la combinaison de survie. Nous rangeons ce qui peut l’être. Nous préparons les grab bags avec les affaires essentielles que nous voulons emporter. Nous écopons un maximum d’eau. Nous voulons surtout bien fermer cette maudite descente par laquelle les vagues frappent puis envahissent la coque. Après maintes reprises, nous parvenons à un résultat convenable à l’aide de rabans et de longes de harnais. Nous tentons chacun de nous aménager un « coin » pour se reposer, s’allonger sur des sacs, des bidons, des bouteilles, sans être complètement dans l’eau. J’ai mal au dos. J’ai mal aux cervicales. J’essaie de trouver le sommeil. Impossible.
Je me refais le film sans cesse. Plus exactement, deux films passent.
Le premier interroge la situation. Comment en sommes-nous arrivés à chavirer, alors que nous avions mis la sécurité en tête de nos priorités ? Nous naviguions très prudemment, trop peut-être même pendant ces trois premiers jours de course, et là, en l’espace d’une fraction de seconde, nous voilà à l’envers. Merde, putain de merde.
Le second film est bien plus noir. Effrayant. Macabre. Le second film, c’est celui de ma sortie du filet. Plus il repasse, plus je réalise. Il y avait 9 chance sur 10 pour que ça se passe mal. Prendre le bateau sur la tête, être assommé. Rester coincé dans des écoutes. Partir dans la mauvaise direction. Lâcher le bateau. Me retrouver à nager dans la nuit au milieu l’Atlantique. J’ai eu de la chance. Un joker. Ça s’appelle un joker. Je viens d’en griller un. Je lance cette phrase à Éric. Il ne dément pas.
Nous nous parlons un peu, éclairons de temps en temps pour vérifier le niveau d’eau. Éric me raconte son premier naufrage, il y a 20 ans, en Méditerranée. Il était resté une semaine dans une coque retournée en plein hiver avant qu’un cargo ne l’aperçoive par hasard. Il avait bien failli y rester. Je relativise : Il ne fait pas si froid, nous sommes en contact avec les secours, i y a toujours pire. Je pense à Darell Standing, le « vagabond des étoiles » de Jack London. Lui, il parvenait à s’évader dans des vies antérieures ligoté pendant des jours dans une camisole de force au fond de sa cellule. Je pense à ma famille. J’essaie de trouver un sens à tout cela. Quel est le message ? Dois-je passer à autre chose ? Est-ce simplement « normal » dans une vie de skipper ? Mes pensées me laissent peu de répit. Soudain, j’aperçois de la lumière dehors. Nous attrapons la VHF dans le container de survie pour appeler le cargo. Il est là. Tout près. J’essaie de sortir la tête pour leur faire des signes. Nous parvenons à les joindre. Ils passeront la nuit à nos côtés. Nous convenons de nous appeler toutes les deux heures seulement, car notre batterie VHF est faible. Il est deux heures du matin. Il devrait faire jour dans 5 à 6 heures…
La nuit défile entre pensées, écopage et échanges avec le cargo. Le jour arrive enfin. Nous échangeons à nouveau avec la direction de course par téléphone satellite, puis avec le sponsor. Nous préparons les derniers détails de notre évacuation. Nous assurons l’étanchéité du bateau, pour que l’on puisse le retrouver. Les batteries commencent à surchauffer. Des court-circuit apparaissent. Une fumée noire envahit l’habitacle. Nous coupons l’alimentation et évacuons la fumée par les hublots. Il est vraiment temps de se tirer de là.
Il est 08h00. L’opération de sauvetage est lancée.
En accord avec le cargo nous sortons sur les filets et voyons apparaître un canot ridicule avec trois hommes à son bord, poussé par un moteur minuscule. Ils parviennent à peine à étaler le vent et la mer. Je me dis : «Mon dieu, c’est une blague. Bordel, on n’est pas encore sorti d’affaire.» Après vingt bonnes minutes à lutter contre le vent et la mer, ils arrivent à proximité du trimaran. Nous leur lançons une amarre, puis parvenons à sauter à bord. Et nous voilà donc reparti, à 5, dans cette coquille de noix, ballotée par des vagues de plus de trois mètres et un vent fort. Nous approchons péniblement du bord du cargo. C’est à ce moment-là que les choses sérieuses commencent. Il va falloir grimper à bord sans se faire broyer par le mastodonte. Nous nous y reprenons à plusieurs fois pour amarrer le radeau malgré toute la bonne volonté de l’équipage philippin. Le matériel est sommaire et vétuste. Cela n’aide pas. La première amarre cède, le radeau s’écrase sur la coque. Nous manquons de nous retourner. Nous passons à quelques mètres seulement des hélices. Le moteur cale. Seconde tentative, nous agrippons des sangles. Ça y est, nous sommes amarrés. Je me jette sur l’échelle de cordes. Éric m’emboite le pas.
Nous sommes à bord, sains et saufs. Je n’y crois pas. J’ai les larmes aux yeux. Nos sauveteurs galèrent encore de longues minutes à remonter le radeau à bord. Nous sommes accueillis comme des princes à bord de ce petit cargo allemand. Ces gars ont passé la nuit à nous tourner autour pour nous sauver. Ils ont ensuite risqué leur vie pour venir nous récupérer. L’un des officiers, Sergueï me lance en riant «It’s my birthday! » « For sure, you’ll never forget this one! »
Après à peine quelques heures de repos sur ce cargo entourés d’un équipage accueillant autant qu’amusant, on nous signifie que nous allons être transférés sur un navire de guerre en pleine mer. «Say what !?». La simple perspective de me remettre en combinaison de survie, de procéder à un nouveau numéro d’équilibriste entre les échelles de cordes m’agresse. Qui plus est, quitter ce cargo et cet équipage nous attriste. Nous aurions bien volontiers passé la soirée avec eux pour fêter l’anniversaire de Sergueï ! Après des au-revoir chaleureux au commandant et à tout son équipage, nous revoilà en tenue de gala, pour un nouveau tour de manège ! Cette fois-ci, tout se passe très vite, dans la sérénité et le professionnalisme militaire. La froideur aussi est de mise. Nous embarquons à bord de la frégate. Personne ne nous salue. Nous peinons même à savoir que faire et où aller. Finalement, un quartier-maître nous indique une cabine qui nous sera attribuée et des douches. Il promet de revenir nous voir dans quelques temps. Nous attendons en vain. Nous nous aventurons dans le navire, trouvons la salle de repos ou plutôt le réfectoire télévisé, nous nous asseyons là dans l’indifférence générale. Nous avalons un repas en suivant le rituel des matelots qui nous expliquent vaguement le fonctionnement du bord. Rapidement, je regagne la cabine pour essayer de dormir enfin.
Avec mes podcasts écoutés d’une oreille distraite, le sommeil arrive enfin. Je me réveillerai quasiment 6 heures plus tard. Une éternité.
Au matin, nous atteignons enfin les Açores. Nous sommes accueillis en grandes pompes par l’amiral qui nous invite à visiter le MRCC afin d’échanger avec ses équipes qui ont coordonné le sauvetage et de faire quelques photos.
Dans un hôtel douillet du centre de Ponta Delgada, je me reconnecte enfin au monde terrien et découvre avec émotions les messages de soutien et de tendresse de la famille et des proches. Je vais rester quelques jours sur l’île pour décompresser… Pas encore prêt à reprendre la vie normale…
Merci à tous les gens qui ont œuvré dans l’ombre dans ces 48 heures particulièrement complexes et à tous et toutes pour vos messages.
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