Ce mois-ci, nous avons demandé à Christopher son avis sur la prise de décision. Il a longuement réfléchi puis a fini par en prendre une : parler PDD (« prise de décision » dans son jargon de psychosociologue du sport, NDLR) oui, mais alors en montrant pourquoi la course au large est une excellente école pour cette discipline.
Retrouvez son analyse ci-dessous.
Un aperçu de la prise de décision en course au large :
La prise de décision en course au large repose beaucoup sur la méthode, des checklists, des outils informatiques, des modèles météo, des probabilités et des critères de décisions. C’est aussi énormément d’expérience, des sensations, de l’observation, du feeling…
Il est fascinant de voir comment les meilleurs skippers prennent leurs décisions dans un milieu en perpétuel mouvement, au sein d’une des disciplines les plus complexes et multifactorielles qui soient.
Pourtant, aucun ne décide de la même façon et chacun possède un style bien à lui. Ce qui fait cette différence ? Leur parcours sportif, leurs mentors, leurs expériences, mais aussi bien sûr leur éducation et leur histoire de vie.
Évidemment, nos décisions sont le reflet de ce que nous sommes et de ce que nous avons appris, vécu, partagé.
Prise de décision et biais cognitifs :
C’est aussi dans ce vécu, et au creux de notre personnalité, que naissent nos biais cognitifs (notion introduite 1970 par Daniel Kahneman et Amos Tversky pour expliquer certaines tendances vers des décisions irrationnelles dans le domaine économique, NDLR). Nous en avons tous, ils sont parfois différents, souvent complémentaires et quoi que l’on fasse, ils influencent et façonnent nos décisions.
Parmi les plus connus, on retrouve :
– Le biais d’ancrage. Il désigne la difficulté à se départir d’une première impression qui pousse à se fier à l’information reçue en premier dans une prise de décision;
– Le biais de confirmation. Il consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses et/ou à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions, ce qui se traduit par une réticence à changer d’avis;
– Le biais d’engagement, qui est un comportement humain dans lequel un individu ou un groupe confronté à des résultats de plus en plus négatifs d’une décision, d’une action ou d’un investissement persiste néanmoins dans la même démarche plutôt que de changer de cap.
Nous en sommes tous victimes et selon Olivier Sibony, la seule manière de s’en préserver est de décider à plusieurs. Dans cette configuration, nous serons certes tous biaisés mais de différentes manières, ce qui permettra d’avoir une réponse stratégique qui le sera moins.
Et à terre ?
Cette réflexion peut aussi sortir du champ exclusivement marin car à terre, les risques de biais et les méthodes pour les éviter sont les mêmes. En tant qu’entrepreneur, je me suis beaucoup appuyé sur les méthodes acquises lors de mes années de formation en course au large. Chaque jour apporte son lot de décisions à prendre, avec parfois un gros enjeu pour MARSAIL. J’ai la chance d’être entouré, notamment de mon associée, Amandine Deslandes, et d’avoir le soutien d’une équipe et de groupes projets solides. Ensemble, nous allons plus loin. La prise de décision se fait plus fluide lorsque l’on est accompagné, que ce soit dans la phase de réflexion ou dans la décision en elle-même.
Alors comment faire lorsque l’on est seul ?
Que l’on soit dirigeant indépendant, start-upper ou entrepreneur, il y a toujours des moyens pour s’entourer. La façon la plus efficace est d’avoir un conseil stratégique, un « board », et ce quelle que soit la taille de la structure. Attention, cela ne veut pas dire demander son avis sur son business et ses choix à chaque personne de l’entourage professionnel ou personnel, toute aussi brillante qu’elle soit. Le résultat est en général sans appel : on perd foi en son idée initiale, en étant influencé dans des directions sans cesse différentes et elles-mêmes biaisées.
Le plus constructif reste de mettre en place un conseil périodique avec des « sages », ces mentors bienveillants mais critiques issus de parcours variés.
Si l’on est vraiment seul, il nous reste les process. Cela revient à suivre une procédure de construction de la décision et d’évaluation de la prise de risque liée à cette décision. Cette procédure s’appuie sur un cadre et une méthodologie assortis de critères objectifs. Le cadre contraint et rassurant permet de ne rien oublier, les critères permettent une évaluation objective des stratégies mises en place.
« Same, but different ». 3 grands skippers, 3 modèles de prise de décision :
Armel Le Cleac’h : Vainqueur du Vendée Globe et Triple vainqueur de la Solitaire
Nicolas Troussel : Double vainqueur de la Solitaire du Figaro
Jérémie Beyou : Vainqueur de la Volvo Ocean Race, Triple vainqueur de la Solitaire
-
La préparation : Armel travaille méticuleusement ses roadbook et ses navigations. En mer, il passe énormément de temps à la table à carte à affiner sa trajectoire, placer et replacer ses points de passages.
- La capacité à simplifier un environnement complexe : il a en tête une forme de checklist, ce qui lui permet de ne tenir compte que des éléments essentiels à la prise de décision. Il ne s’embarrasse pas de facteurs secondaires qui pourraient polluer son analyse ou sa perception. Ses trajectoires sont fluides, presque simples, mais c’est bien ce qui est le plus difficile à réaliser.
-
La confiance en soi : il a cette capacité à croire en ses choix, il construit son plan et il s’y tient.
- L’audace : Nicolas est connu pour ses options tranchées. Il n’hésite pas à prendre des risques et à se décaler du reste de la flotte pour suivre son plan de route, à tel point que l’on appelle « Faire une Troussel » le fait de tenter une option osée 😀
- La détermination : il est têtu. Quand il a une idée, il n’en démord pas, et force est de constater qu’il a souvent raison.Être têtu, croire en soi, en ses choix et ses convictions est une grande qualité dans ce contexte.
- La capacité à déceler les détails : ses options sont néanmoins le fruit d’une analyse poussée et fine liée à une grande expérience accumulée. Il passe lui aussi beaucoup de temps à disséquer les cartes et les fichiers météo. C’est ce travail minutieux qui lui permet de trouver le petit détail qui fait la différence. Celui-là même qui le fait s’engager dans une option que d’autres (la majorité) jugent risquée.
-
Le feeling : Jérémie a un feeling incroyable construit lors de ses années en dériveur qui lui permet de sentir les coups. Il perçoit les variations du vent ou du courant quelques instants avant ses adversaires, ce qui lui donne un avantage souvent décisif.
- Une capacité à ne pas faire d’erreur rédhibitoire : il est toujours placé. Même lorsque on a l’impression qu’il n’est pas aux avant-postes, il est là, à l’affût des erreurs de ses concurrents. Au moment où ils plieront… Lui ne lâchera pas !
-
Une méthodologie et une rigueur dans la préparation : son approche est de tout faire pour être dans les meilleures dispositions pour performer. Il s’entoure des meilleurs, se prépare à la perfection et fait en sorte de disposer du matériel le plus performant. Sûr de ses bases, il peut alors laisser son instinct s’exprimer et entrer dans un état de flow.
Nous, qui ne prenons pas la mer tous les quatre matins, quelles leçons pouvons-nous apprendre de ces skippers ?
- La préparation : c’est parce qu’ils sont extrêmement bien préparés que ces champions rendent des situations ultra-complexes « simples ». C’est aussi grâce à leur haut niveau de préparation qu’ils sont réceptifs aux signaux faibles. Ils savent lever la tête de leur copie pour observer, ressentir et finalement « choper » la petite information qui va rendre leur stratégie géniale. Ce n’est pas seulement du feeling et de l’intuition. Il en faut un peu mais la préparation reste la clé de la réussite.
- L’expérience : ces champions ont en mémoire un véritable catalogue de situations vécues, grâce à l’expérience qu’ils ont amassée depuis des années. Elle leur permet – ou plutôt permet à leur cerveau – de reconnaître une situation et de décider rapidement. Grâce à elle, ils utilisent aisément leur système 2* pour des décisions que l’on pourrait appréhender comme complexes. Dans leur prisme, elles ne le sont pas car, grâce à leur vécu, ils perçoivent et mettent en place une réponse à l’information très rapidement ! On aurait presque envie de parler d’instinct, mais la réalité est que cette capacité hors normes leur vient surtout de leur expertise.
- La confiance : il ne s’agit pas d’ego ou d’une forme de narcissisme lié à leur palmarès. C’est ancré en eux, probablement grâce à leur éducation, la sécurité affective qu’ils ont construite, leur caractère. En tout cas, ils croient en eux et en leurs choix. Cela ne veut pas dire qu’ils ne doutent pas. Ils hésitent quand ils préparent leur stratégie, mais quand ils ont décidé et établi un plan, fruit de leur travail et de leur expérience, ils s’y tiennent et ne se laissent pas influencer par leurs adversaires. Au contraire, ce sont eux que les autres regardent et suivent : ils sont leaders et ont une forme d’ascendant psychologique sur le reste de la flotte.
*Selon la théorie développée par Khanemann, le système 2 est le mode de pensée lent, réfléchie, logique et qui demande des efforts de concentration car il suit un processus difficile