Le Tour du monde en 40 jours, une affaire de performance collective
En 1872, Jules Verne publiait son magnifique récit d’aventure du Tour du monde en 80 jours, incarné par son célèbre personnage de Phileas Fogg. Il était sans doute loin d’imaginer qu’un peu plus de 100 ans plus tard, une bande de marins un peu fous (Yves Le Cornec, Florence Arthaud, Titouan Lamazou et leurs compagnons) vont le prendre au mot et créer l’une des compétitions les plus prestigieuses de la course au large : le Trophée Jules Verne (record de vitesse du tour du monde à la voile en équipage NDLR).
Aujourd’hui, le record est détenu depuis le 26 janvier 2017 par l’équipage de Francis Joyon, en seulement 40 jours, 23 heures , 30 minutes et 30 secondes (vitesse moyenne de 22,84 nœuds). Actuellement en stand-by et dans l’attente de la bonne fenêtre météo, Christopher fera partie de ce défi incroyable de performance collective dans les semaines à venir avec l’équipage Sails of change.
Le vrai défi : créer une équipe experte
Cette tentative de record représente un énorme challenge et compile les difficultés. Un équipage a pour objectif de faire le tour du monde à la voile en moins de 40 jours, sur un bateau très complexe, sans énergie fossile, dans un environnement ultra dynamique, incertain et risqué.
Voilà qui est passionnant à décrypter sous l’angle de la psychologie ergonomique.
Il est en effet nécessaire de créer une équipe de professionnels aguerris à la course au large pour faire face à la complexité du système sociotechnique, de l’environnement et des tâches à réaliser. Cependant, composer une équipe d’experts ne garantit pas d’obtenir une équipe experte (Cooke & al., 2007). En effet, pour optimiser le couple performance/gestion des risques et éviter les erreurs, le niveau de compréhension des situations (Situation Awareness) des membres de l’équipe ne peut se limiter à l’addition des SA individuelles (Salas & al., 1995).
L'analyse de Christopher
Naviguer en équipage pendant une telle durée sur un multicoque aussi complexe est un défi technique et humain ! Nous avons énormément travaillé pour que nos manœuvres par exemple soient les plus fluides possible. Cela passe par de la répétition mais aussi un travail de visualisation et de coordination pour que la circulation de l’information soit optimale dans les moments clés. Et finalement, c’est essentiel à chaque instant : une personne peut se blesser à tout moment, nous pouvons casser un élément important qui compromettrait la sécurité du trimaran ou de l’équipage. Grâce à l’expérience acquise en entrainement, nous savons sans même nous parler comment réagir. Par exemple, quand le bateau « monte sur un flotteur », la combinaison des actions permettant d’éviter le chavirage est instinctive et induite par la compréhension fine de la situation en cours par chaque membre d’équipage.
À équipe experte, comportement fluide et efficace
Dans ce contexte d’équipe experte, il est essentiel d’appréhender la cognition au niveau de l’équipe pour mieux comprendre le fonctionnement (Salmon & al., 2008) et les phénomènes de distribution des informations dans le système (Hutchins, 1995; Stanton et al., 2006), d’expliquer les facteurs de succès (Salas & al., 2005) ou encore d’améliorer la prise de décision des collectifs (Macquet & Stanton, 2014).
L'analyse de Christopher
Sur ce type de record, le processus de décision est complexe mais doit être fluide entre le routeur à terre et l’équipage embarqué. Le dialogue s’établit bien avant avant le début de la circumnavigation. C’est lors de la période de stand-by qu’il s’agit de trouver le meilleur moment pour partir afin de garantir une première partie de parcours « sur les bases du record ». Une fois en mer, ce dialogue est permanent. Le routeur à terre fait partie de l’équipage en quelque sorte puisqu’il dispose d’un retour de toutes les informations du bord, ce qui lui permet de valider ou infirmer les prévisions dont il dispose. La pertinence du routage va tenir dans la capacité de cette cellule à itérer un processus de décision continu lors duquel les feedbacks du bord et les nouveaux éléments de prévisions vont venir nourrir la réflexion et, in fine, le choix final qui revient toujours au skipper en charge du navire et de son équipage.
La prise de décision, clé de voûte de la performance
Lorsque l’on affronte ce type d’environnement incertain et hostile, que l’on soit seul, en duo ou équipage, le processus de prise de décision est au cœur des problématiques (performance/sécurité). Percevoir, comprendre et agir (seul ou en interaction) sur la situation peut devenir difficile dans une telle dynamique ! Dans les systèmes complexes et connectés, il existe différentes approches de la compréhension de la situation (SA) qui correspondent à différentes fonctionnalités des problèmes ergonomiques.
En effet, plusieurs modèles se sont développés autour de ce concept au niveau individuel (perception des éléments, compréhension du sens et projection dans le contexte futur, Endsley, 1998; Smith and Hancock, 1995), au niveau de l’équipe (compréhension partagée d’une situation entre les membres de l’équipe à un moment donné, Salas & al., 1995) et au niveau systémique (connaissances activées pour une tâche spécifique au sein d’un système en rapport avec l’état de l’environnement et les changements, qui évolue au fur et à mesure que la situation avance, Stanton & al., 2006).
Le vrai défi dans le futur serait d’éviter de concurrencer ces modèles les uns entre les autres et de les utiliser de façon opportune en fonction du contexte/problème ergonomique (Stanton & al., 2017).
Pour aller plus loin
Endsley, M. (1995). Towards a theory of situation awarenesse in dynamic systems. Human factors, 37(1), 32-64
Salas, E., Prince, C., Baker, D. P., & Shrestha, L. (1995). Situation awareness in team performance: implications for measurements and training. Human factors, 37(1), 123-136.
Stanton, N. A., Salmon, P. M., Walker, G. H., Salas, E., & Hancock, P. A. (2017). State-of -science: situation awareness in individuals, teams and systems. Ergonomics, 60(4), 449-466.
Macquet, A.-C., & Stanton, N. A. (2014). Do the coach and athlete have the same « picture » of the situation ? Distributed Situation Awareness in an elite sport context. Applied ergonomics, 45(3), 724-733.