Prise de décision et IMOCA, par Christopher
On est toujours à un ou deux choix de la catastrophe sur ce type de voiliers…
Lors de la Transat Jacques Vabre en 2013 (NDLR avec Jérémie Beyou sur l’IMOCA Maître Coq), nous sommes en tête après 4 jours de course. Malgré un départ poussif, nous sommes dans le coup et certains de nos concurrents s’arrêtent sur avarie. Sous grand spi (la plus grande voile du bateau NDLR), dans une mer formée, la nuit tombe et nous devons empanner (changer de bord). C’est une manœuvre que nous maîtrisons parfaitement, mais l’état de la mer va nous compliquer la tâche.
Nous faisons alors une succession de choix :
- 1 : nous nous engageons dans cette manœuvre avec confiance (peut-être un peu trop) mais le spi s'emmêle dans les étais - compliqué à gérer avec une voile de 400 mètres carrés)
- 2 : nous décidons de tenter d'affaler la voile à la main sur la plage avant malgré le vent fort et la mer démontée (cette manœuvre est quasiment impossible à réaliser en double, le spi est rapidement hors du contrôle de nos petits bras pas assez musclé. Il part à l'eau... C'est une situation critique, il risque de s'enrouler autour de la quille et nous contraindre à abandonner, ou du moins nous dérouter pour plonger et dégager la voile de la coque)
- 3 : nous coupons rapidement tous les cordages qui nous relient au spi. Ce dernier se dégage de la coque et nous reprenons notre route tant bien que mal.
Finalement :
– Le premier choix était une bêtise. Cette erreur dans l’analyse de la situation a provoqué une prise de risque inutile. Au vu de notre position dans la course, nous aurions du prendre le temps d’affaler notre spi pour assurer notre manœuvre.
– Le second choix était contraint. Il a mis le bateau et les marins en danger mais n’était que la conséquence du premier. Il aurait pu être différent, mais difficile de dire s’il aurait été mieux.
– Le troisième choix, rapide, nous a permis d’éviter une catastrophe et de minimiser la perte. Nous avons perdu notre leadership mais sommes parvenus à terminer sur le podium de la course.
PDD en course au large : le cadre théorique, par Maël
Pour comprendre et analyser ce qui se passe dans la tête d’un skipper de course au large (prise de décision, stratégies…) ainsi que les actions qu’il produit en mer, il faut utiliser un cadre théorique et méthodologique qui nous permette de faire face à un tel défi. En effet, comment et avec quels outils un chercheur peut-il extraire de la connaissance utile pour ces athlètes sans passer à côté de l’essentiel ou même de travestir la réalité ? De nombreux spécialistes planchent sur ces problématiques depuis plusieurs décennies, notamment en Psychologie Ergonomique (Amalberti & Hoc, 1998; Rasmussen, 1986, 1997).
L’objectif principal ? Répondre aux limites des théories traditionnelles et séquentielles de la cognition (perception, décision et mise en action considérées séparément), qui ne prennent pas vraiment en compte la criticité des situations dynamiques rencontrées par ces experts (études réalisées en laboratoire, avec sujets novices, dans des situations standardisées, sans enjeux, sans risque ni pression temporelle…). Un groupe de chercheurs a développé une vision plus fonctionnelle et intégrée de la cognition (couplage perception-action et opérateur/environnement…), en insistant sur l’importance de l’étudier en milieu naturel de travail (Klein, 1997 ; Hollnagel & Woods, 1999).
Décider en course au large : question de feeling ? De routine ? D'expertise ?
Aujourd’hui, pour analyser la prise de décision en situation dynamique et de performance, ces modèles holistiques (NDLR : qui s’intéressent à leurs objets dans leur globalité) (Klein et al., 1986) sont privilégiés à ceux plus traditionnels de traitement de l’information (modèle analytique de Tversky & Kahneman, 1974).
Ils permettent en effet de comprendre comment des experts décident de façon efficace avec peu de temps (stratégie de reconnaissance plutôt qu’analytique, recherche de similarité vécue In Situ/mémoire…), tout en incluant également des situations plus routinières ou à temporalité plus longue.
Selon Christopher, « c’est caractéristique des choix stratégiques chez les skippers experts. On parle beaucoup de feeling, mais il n’existe pas. Ou plutôt, il est l’amoncellement des expériences vécues. Quand un spécialiste de la Solitaire du Figaro traverse pour la 50ème fois le Golfe de Gascogne ou contourne pour la 100ème fois la pointe de la Bretagne, il dispose plus ou moins consciemment dans sa tête d’un catalogue de situations. Lorsqu’il fait face à une situation déjà vécue, ou qui y ressemble de près, il l’identifie rapidement et décide en conséquence. Il perçoit les signaux faibles et décide plus rapidement. »
Cette expérience lui a été salutaire lors de son chavirage sur le Multi50 Drekan.
De l'importance d'étudier la prise de décision en course au large
Particulièrement adaptée aux situations rencontrées dans le sport de haut niveau, cette vision écologique et dynamique de la cognition a été développée par des chercheurs du domaine sportif (Araujo et al., 2006; Macquet & al, 2006) qui ont travaillé sur la prise de décision des athlètes (Macquet & al, 2007), des entraîneurs (Debanne & al 2014) ou encore des arbitres (Rix-Lièvre & al, 2013).
Par ailleurs, quelques recherches utilisant ces approches ont été menées dans la voile (Araújo et al., 2015; Bouty & al, 2019; Henriksen et al., 2010; Saury, 2003), dont la course au large (Mondon, 2020).
Cependant, il y peu d’études dans la course au large. Cela peut s’expliquer, entre autres, par la difficulté de recueillir des données dans un tel environnement extrême (Araújo et al., 2005; Mondon & al, 2017; Pluijms et al., 2013; Villemain & al, 2018). On pense également à la dimension sportive, concurrentielle et à forts enjeux financier de la course au large professionnelle, qui peut freiner certains skippers à se lancer dans ce type d’étude gourmande en temps et en énergie.
Le point de vue de Christopher : « il me paraît évident que nous nous attaquons à un champ majeur. La voile est un sport de stratégie, la prise de décision est au centre de notre activité. L’optimiser est un élément clef de la performance et pourtant nous n’avons jamais abordé le sujet dans une approche systémique et scientifique. Certes, nous avons des process et des outils de prise de décision, mais ces derniers sont centrés sur la partie météorologique de notre univers de prise de décision. Or le champ est bien plus large et complexe. Il nous faut dans un premier temps parvenir à le modéliser, puis développer des outils efficaces pour implémenter une nouvelle approche de la prise de décision en milieu complexe et hautement dynamique. »
Pour aller plus loin
Araújo, D., Davids, K., Diniz, A., Rocha, L., Santos, J. C., Dias, G., & Fernandes, O. (2015). Ecological dynamics of continuous and categorical decision-making: The regatta start in sailing. European journal of sport science, 15(3), 195-202.
Macquet, A.-C., & Fleurance, P. (2006). Des modèles théoriques pour étudier l’activité de l’expert en sport. Movement Sport Sciences(2), 9-41.
- Mondon, S., & Marchais-Roubelat, A. (2017). Decision processes in action at sea, a methodological challenge for real world research. Naturalistic Decision Making and Uncertainty., 153.